Interview avec Marie-Laurence Dubois, experte en gestion de l'information
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Fondatrice de Valorescence, société spécialisée en gouvernance de l’information et en archivage managérial, Marie-Laurence Dubois exerce ce métier depuis plus de vingt-cinq ans. Après un parcours au sein de plusieurs institutions — parmi lesquelles une banque, le Conseil d’État et différents cabinets ministériels —, elle a créé et dirigé pendant dix ans un centre d’archives privées à Namur. Depuis 2015, à travers Valorescence, elle met son expertise au service des organisations désireuses d’améliorer leur gouvernance de l’information, leur partage des connaissances et l’archivage de leurs données. Parallèlement, elle a présidé la Fédération des gestionnaires de l’information et archivistes (Aksoni) de 2015 à 2021, et intervient comme professeure invitée dans plusieurs hautes écoles, où elle enseigne les enjeux de la gouvernance de l’information et l’impact environnemental du numérique.
Pourrais-tu te présenter et expliquer en quoi consiste ta profession, ou plus largement ta mission au quotidien?
En tant que consultante en gouvernance de l’information et archivage, j’accompagne des PME, des ASBL, mais aussi toutes organisations publiques ou privées, dans la structuration et la restructuration de leurs données, documents et objets. Mon objectif est toujours le même : assurer leur préservation dans le temps long. C’est cette perspective temporelle qui distingue sans doute mon approche : je m’interroge toujours sur la capacité que nous aurons, dans cent ans, à encore lire, consulter ou exploiter les informations que nous produisons aujourd’hui, quel que soit leur support — papier ou numérique. Mon lien aux objets passe d’abord par celui que j’entretiens avec les archives. Par définition, une archive, c’est toute donnée ou toute information, quels que soit son support, sa date ou sa forme, produite ou reçue, par toute personne physique ou morale dans l’exercice de ses activités. À ce titre, j’ai donc développé une connaissance très variée des différents types d’objets et des supports.
Si tu devais n’emporter qu’un seul objet avec toi, quel serait-il? Et pourquoi ?
Question difficile ! Je dirais sans hésiter un album photo, avec les images des personnes qui me sont chères. Mais pas seulement : j’emporterais aussi les documents prouvant la propriété de mes biens, histoire de pouvoir démontrer, à mon retour, ce qui m’appartient légitimement.
Comment gères-tu tes objets de valeur et leur documentation jusqu’à présent ?
Comme on dit souvent, les cordonniers sont les plus mal chaussés ! À titre personnel, je n’ai pas encore pris le temps de documenter mes propres objets. C’est pourtant un objectif que je me fixe, d’autant plus depuis que j’ai dû vider la maison de mes parents récemment. J’y ai récupéré des objets chargés d’histoire, qui ne m’appartenaient pas directement mais faisaient partie du patrimoine familial. Je sais donc qu’un jour, je prendrai le temps de les inventorier et de les documenter, ne serait-ce que pour les transmettre à la génération suivante. Mais pour l’instant, ce projet reste à faire sur le plan personnel. En revanche, sur le plan professionnel, c’est tout l’inverse : je documente en permanence. Je trie, j’organise, je classe les archives et je réalise des inventaires structurés. L’objectif n’est pas seulement d’ordonner les choses, mais de permettre à mes clients — ou à toute personne intéressée par ces fonds d’archives — d’accéder facilement aux documents et de valoriser leur patrimoine, qu’il soit documentaire ou matériel. La première étape, c’est donc toujours de réaliser un inventaire clair, fondé sur des catégories d’objets ou de pièces, selon des standards qui facilitent la compréhension, l’échange et la valorisation.
Quel est le grand défi d’une archiviste comme toi ?
Un bon système d’information ne doit pas être un outil unique qui ferait tout, mais plutôt un ensemble d’outils capables de s’articuler entre euxDans les environnements d’archivage numérique, on parle aujourd’hui d’architectures modulaires, composées de plusieurs briques spécialisées, capables de communiquer et de se compléter, chacune ayant sa fonction propre. Le principal atout de toute base de données ou application métier est l’interopéralité— une qualité essentielle pour tout développement informatique aujourd’hui. Elle doit pouvoir échanger des données de manière sécurisée avec d’autres outils, via des web services, sans qu’il soit nécessaire de tout développer soi-même. L’outil d’archivage numérique, par exemple, doit pouvoir conserver correctement les informations et en assurer l’accessibilité en interagissant avec les sites internet ou autres applications permettant de mettre en valeur ces contenus. Dans le cas du collectif Access, il existe une véritable plateforme de valorisation, un peu comme un réservoir d’informations. Ce réservoir doit pouvoir communiquer de façon interopérable, en respectant des normes comme la norme OIS, aujourd’hui référence à la fois européenne et internationale. Mais au-delà de l’interopérabilité, ce qui est essentiel à mes yeux, c’est de pouvoir récupérer et transférer ses données à tout moment. Dans une logique de long terme, c’est une garantie cruciale. C’est pourquoi j’y accorde une attention particulière dans chaque cahier des charges que je rédige. Un outil peut être interopérable, sans pour autant permettre d’extraire ses données dans un format propre et exploitable a postériori et à long terme. Or, tous les logiciels sur le marché ne le garantissent pas. Pourtant, c’est un critère fondamental pour assurer la durabilité et la réutilisation des informations dans le temps. L’histoire de l’informatique regorge d’exemples de supports disparus : disquettes, CD… qui aujourd’hui ne servent plus qu’à jouer au frisbee, à moins d’avoir conservé un vieux lecteur ! Même certaines applications, comme iTunes, ont disparu du jour au lendemain, laissant des utilisateurs sans accès à leur propre musique. Ces pertes rappellent à quel point la pérennité du numérique reste un défi.
“Ce qui est essentiel à mes yeux, c’est de pouvoir récupérer et transférer ses données à tout moment”.
La valeur d’un objet est-elle financière ou émotionnelle ? As-tu un exemple ?
Pour moi, la valeur d’une archive — et d’un objet par extension — dépend avant tout de son identification. Une archive sans date, sans auteur, sans contexte de création perd toute sa valeur. On peut parfois interpréter le contenu d’un document sans titre, mais sans indications précises de provenance, il devient difficile de lui attribuer une signification fiable. La première étape consiste donc à situer une archive dans le temps et dans son contexte : savoir qui l’a produite, quand et pourquoi. C’est cela qui lui confère sa valeur intrinsèque, avant même toute autre forme de valeur — qu’elle soit financière, émotionnelle ou symbolique. Il faut aussi rappeler qu’une archive sert d’abord à son producteur. Elle permet de justifier une action, retracer un processus, prouver un travail. Dans le cas d’un créateur, elle atteste la paternité d’une œuvre. Ce n’est qu’ensuite qu’elle prend une valeur historique ou patrimoniale. Un exemple concret : celui d’un moteur d’avion. Sa durée de vie peut être garantie jusqu’à cinquante ans. Si un accident survient quarante-cinq ans plus tard, le fabricant doit être capable de prouver que le moteur n’est pas en cause. Cela suppose d’avoir conservé toutes les fiches techniques, procédures et contrôles qualité. Sans cette documentation, impossible de se justifier a posteriori. En résumé, documenter, c’est anticiper la preuve. C’est ce qui donne de la valeur à l’information dans le temps long.
Tu as une anecdote marquante en lien avec une catastrophe climatique récente ?
Oui. Je me souviens très bien qu’on m’a appelée un vendredi soir, en plein milieu des inondations de la Vesdre, pendant la catastrophe en Belgique. C’était un réalisateur belge bien connu. On m’a dit : « Que peut-on faire ? » Malheureusement, il n’y avait plus grand-chose à faire. L’eau, boueuse et chargée de pétrole à cause des cuves à mazout éventrées, avait tout contaminé. Ses archives étaient stockées dans un garage en bord de Meuse. Le premier étage avait été submergé, et le serveur de fichiers gravement endommagé. Certes, les versions finales de ses films sont à la Cinémathèque, mais tout le matériel brut — rushs, documentation, témoignages issus de son travail — a disparu.
“Documenter, c’est anticiper la preuve. C’est ce qui donne de la valeur à l’information dans le temps long.”.
Une partie de l’histoire perdue à jamais. Cet exemple illustre à quel point il vaut parfois mieux confier ses archives à un centre d’archives publiques ou privées, où elles seront conservées dans de bonnes conditions. On ne perd pas la propriété : des conventions de dépôt existent pour garantir les droits du déposant. On bénéficie ainsi d’un environnement sécurisé et professionnel. Perdre des archives, c’est perdre non seulement la possibilité de disposer de preuves pour faire valoir son droit ou son travail mais aussi perdre un peu de sa mémoire. L’archiviste est là pour éviter ces pertes et garantir que les petites histoires puissent alimenter la grande Histoire de nos sociétés.
Quels conseils donnerais-tu pour la gestion du patrimoine et des objets de valeur ?
Avant tout, il faut protéger ses objets des pires ennemis : le froid, l’humidité et la poussière. Ce sont les principales causes de dégradation. La priorité, c’est donc de veiller aux conditions de conservation. Ensuite, il est intéressant de trier et d’inventorier nos objets ou archives afin de garder les traces de leur existence et faciliter leur identification. Ce n’est qu’après cette étape qu’il faut penser à la numérisation qui est une action de valorisation généralement et dans certains cas de préservation (si l’objet ou l’archive a subi des dégâts matériels...).
Tu as testé Objectory, qu’en penses-tu ?
Je trouve l’outil très intuitif, ce qui est déjà un excellent point. Il convient parfaitement à toute personne souhaitant commencer à inventorier ce qu’elle possède — qu’il s’agisse d’objets personnels, de biens de valeur ou de collections. Deux publics principaux me viennent à l’esprit :
- Les collectionneurs, qui veulent documenter et structurer leur patrimoine ;
- Les créateurs ou artistes, toutes disciplines confondues, qui souhaitent répertorier leurs œuvres et en garder la trace.
L’outil est une excellente base pour un inventaire clair et structuré. Ma seule réserve concerne la sécurité et la pérennité des données : il est essentiel de savoir où elles sont stockées, comment elles sont sécurisées, et si elles peuvent être exportées facilement. Cette fonctionnalité d’exportation complète est cruciale pour garantir leur réutilisation dans le temps. Il est aussi souhaitable que l’application intègre l’impact environnemental depuis sa conception, son utilisation et sa maintenance soutenable à long terme. Par exemple, j’éviterais d’ajouter des photos ou vidéos en très haute résolution — une image légère suffit souvent pour le temps long et allège considérablement le stockage. Enfin, si les métadonnées sont bien calibrées selon les normes existantes, Objectory pourrait servir de premier relevé, avant un versement vers des bases plus spécialisées — par exemple un centre d’archives, un assureur ou un hôtel des ventes.
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